Poèmes de Mihai Eminescu (1850 - 1889)

Traduction: Antonia Iliescu

 

De la nuit

De la nuit de l’éternel oubli
Dans lequel tout s’écoule,
Douces caresses de notre vie,
Rayons de crépuscule,

D’où plus rien ne pénétra
De tout ce qui a disparu –
Je ne voudrais qu’une seule fois
Que tu t’élèves vers moi.

Et si les yeux que j’ai aimés
Seront vide et poussière,
Ils me regarderont enchantés
De leurs éteintes lumières.

Et si la voix tant adorée
Ne dira un seul mot,
Je comprendrais d’être appelé
D’au delà du tombeau.

(18/24 février 1884)

 

    Le soir sur la colline

    Le soir sur la colline tristement sone le buccin,
    Les troupeaux montent, les étoiles luisent en chemin.
    Pleurent les eaux, claires surgissant des fontaines ;
    Sous un acacia, tu m’attends, rêveuse sur la plaine.

    La lune dans le ciel passe tellement sainte et claire,
    Tes grands yeux interrogent les feuilles vides de lumière,
    Les étoiles naissent humides sur le ciel bleu divin,
    Ton âme d’amour, ton front des pensées est trop plein.

    Les nuages coulent, des rayons leur déchiquettent la sève,
    De vieux auvents les maisons vers la lune élèvent,
    Grince dans le vent un chadouf de fontaine endormie,
    La vallée est fumée, des flûtes murmurent dans la bergerie.

    Et fatigués, des hommes aux faux sur leur dos courbé
    Arrivent du champ ; le glas de bois commence à sonner,
    La vieille cloche remplit de musique la soirée,
    Mon âme brûle dans l’amour comme une souche enflammée.

    Bientôt la vallée, le village et les gens se tairont ;
    Bientôt mes pas si pressés, vers toi, dans la nuit glisseront ;
    Auprès de l’acacia resterons-nous la nuit entière,
    Des heures et des heures je te dirai combien tu m’es chère.

    L’une contre l’autre nos têtes s’appuieront sans un mot
    Et en souriant, nous nous endormirons sous le haut
    Vieil acacia. – Pour une nuit tellement riche de mystères,
    Qui ne donnerait pas toute sa vie entière ?

     ( 1 juillet 1885)

 

 

A l'étoile
(fragment)

Jusqu’à l’étoile qui s’est levée
C’est un si long chemin
Que la lumière dut voyager
Des milliers d’années,
Pour qu’elle arrive enfin.
Elle s’est éteinte, depuis longtemps
Dans des lointains bleus
Et son rayon à peine maintenant
Put briller à nos yeux.
L’icône de l’étoile qui est morte
Monte doucement dans le ciel;
Elle y était sans qu’on la voie…
Et aujourd’hui, qu’elle n’y est plus,
Notre oeil l’aperçoit.

(1 décembre 1886)

 

 

Solitude

Assis à ma petite table,
Avec les rideaux tirés,
Le feu clignotant dans l’âtre,
Je plonge triste dans mes pensées.

Des nuées de souvenirs,
Illusions en éventail,
Stridulent comme des cigales,
Entre les vieilles, noires murailles.

Ou tombent lourdes, tendres, douces
Et s’écrasent dans l’âme triste,
Comme dégouline la cire
Aux pieds d’une statue du Christ.

Les encoignures de la chambre
Tissées en toile d’araignée
Parmi des amas de livres
Cachent des souris affamées.

De cette douce paix j’élève
Le regard vers le grenier
Et j’entends comme elles grignotent
Couvertures de livres épais.

Oh, combien de fois ai-je voulu
Pendre la lyre au clou
Mettre fin à mes poèmes,
Trouver au désert, le bout ;

Mais alors, souris et cigales,
De leur pas léger, petit,
Ramènent la mélancolie
Et elle se fait poésie.

Parfois… très rarement, sur le tard,
Le cœur saute de la poitrine
Quand j’entends grincer la clenche
Sous une main petite et fine…

C’est Elle. La pièce déserte me semble
Tout d’un coup, immense et pleine,
Au seuil noir de ma vie, elle est
Une icône à voix sereine.

Et j’en veux au temps qui passe
Et au train-train de demain,
Car je reste avec ma chère
Bouche à bouche, mais dans la main.


(1  mars 1878)

 

A mes critiques

Y a beaucoup de fleurs, mais peu
Porteront des fruits au monde,
Toutes forcent la porte du jeu
Mais nombreuses tombent, moribondes.

C'est facile d'écrire des vers
Quand on n'a rien à dire
Et les mots tombent de travers
Habillés en rimes de cire.

Mais quand l'âme est tourmentée
Par des passions nombreuses
Dont les voix vives, ta pensée
Les écoute toutes, rêveuse,

Comme les fleurs à peine fleuries
Frappent aux portes de la pensée.
Toutes veulent une place dans ce monde
 Veulent des habits pour parler.

Pour tes propres passions,
Pour ta propre vie, hélas,
Où tu as au lieu de juges
Intolérants yeux de glace,

Il paraît que sur ta tête
Tombe le ciel et les étoiles
Où trouveras-tu le mot
Qui dit vrai et se dévoile?

Critiques, vous, vous fleurs stériles,
Qui n'avez pas porté des fruits -
Écrire des vers c'est facile
Quand de rien sont pleins vos dits.

(1883 - décembre)
 

 

            Prière
          
 (fragment)

Notre reine, notre mère sainte,
            Nous te prions à genoux
            Élève-nous, délivre-nous
            De cette vague qui nous hante;
            Sois bouclier de réconfort
            Et mur de délivrance
            Descends vers nous, vêtue d’aurore,
            Oh, mère très pure comme l’enfance!
            Aide-nous maintenant qu’on soit bénis!
            Éternellement vierge, Marie!

 

   

 

 

Poèmes de Lucian Blaga (1895 - 1961)

Traduction: Antonia Iliescu

 

Tusculum

Jeunes soleils allument la nuit
D’un Tusculum hivernal
Les souvenirs d’un vendredi
Me font du bien, me font du mal.

Et la main se faisant coupe,
De vie, de braise se remplit
Je me réveille et je dis tempi
Après le brûlement de jadis.

Blanche, pure, chaude neige
Dis qui t’as donné le cœur
Tempête de froid et chaleur,
Blanche, pure, chaude neige.

Jeunes soleils allument la nuit
D’un Tusculum hivernal
Les souvenirs d’un vendredi
Me font du bien, me font du mal.

Et les déclins - tristes vins –
Tombent dans les blancs oublis
Le souvenir du printemps
Chante en moi jour et nuit.

Meurent soleils et lauriers d’or
Tombe le front sur le chemin
Seuls les souvenirs sans corps
Sous leurs cendres brûlent encore.

 

 

Crépuscule d’automne

Du haut des montagnes le crépuscule souffle
avec des lèvres rouges
dans la rosée des nuages
et attise
la braise cachée
sous leur voile gracile de cendre.

Un rayon
qui arrive d’un trait, de l’ouest,
ramasse ses ailes et se laisse, tremblant,
sur une feuille :
mais c’est trop lourd, le faix –
et la feuille tombe.

Oh, l’âme !
Que je la cache mieux dans la poitrine
au plus profond,
pour qu’aucun rayon de lumière
ne l’atteigne :
elle s’effondrerait.

C’est l’automne.



Chanson pour l’an 2000

L’aigle qui fait des cercles tout en haut
sera alors depuis longtemps terreau.

Près de Sibiu, près de Sibiu, dans les vallées
il n’y aura que les chênes pour vous parler.

Et le passant me rappellera-t-il
à un étranger, dans leur heure subtile ?

Parler de moi, quelqu’un, je ne crois pas
Car mon histoire commencerait comme ça :

Par ici se promène et il revient toujours silencieux,
contemporain avec les papillons et avec Dieu.

(1943)

   

 

Biographie

Où et quand ai-je surgi dans la lumière, je ne sais pas ;
de l’ombre, seul je tâche de croire
que le monde est un chant.
Étrange, en souriant, charmé en montant,
je m’accomplis avec étonnement.
Parfois je dis des mots qui ne me comprennent pas,
Parfois j’aime des choses qui ne me répondent pas.
De vents et d’histoires rêvées
sont pleins mes yeux,
quand je marche je marche comme chacun :
tantôt coupable sur les toits de l’enfer,
tantôt sans péché sur la montagne aux lys.
Fermé dans le cercle du même âtre
J’échange des mystères avec les ancêtres,
La boue lavée sous les pierres par l’eau verdâtre,
Le soir il m’arrive d’écouter paisible
en moi sans cesse déborder
les histoires du sang depuis longtemps oublié.
J’ai béni la lune et le pain.
Le jour je vis éparpillé entre tempête et vent.
Avec des mots éteints dans la bouche
j’ai chanté, je chante encore la grande traversée,
le sommeil du monde, la cire sculptant les anges.
D’une épaule à l’autre, silencieux,
je passe mon étoile comme un fardeau étrange. 

 

 

Sommeil

Nuit entière. Dansent dans l’herbe les étoiles.
Se retirent dans la forêt et dans les grottes les sentiers,
Le capricorne du chêne se tait.
Les hiboux gris s’asseyent
comme des urnes sur les sapins.
Dans le noir sans témoins
s’apaisent oiseaux, pays, sang,
et aventures où tu retombes sans fin.
Il persiste une âme dans les zéphyrs
sans hier,
sans aujourd’hui.
Avec des murmures sourds parmi les arbres
s’élèvent des siècles chauds.
Pendant le sommeil mon sang comme une vague
se retire de moi
en arrière, dans les parents morts.

 

 

 

Chanteurs malades

Nous portons en nous, sans larmes
une maladie dans les cordes.
Nous marchons à tout jamais
vers un soleil moribond.

Notre âme est glaive de feu,
éteint dans son étui.
Ah, encore, encore, encore
les mots sèchent endormis.

Un vent éternel résonne
par des branches vagabondes.
Et sur des ponts de balade
je partis courir le monde.

Des lys blancs pleine la bouche
Nous traversons des crépuscules.
Nous renfermons en nous-mêmes
notre fin sous une armure.

Nous portons en nous, sans larmes
une maladie dans les cordes.
Nous marchons à tout jamais
vers un soleil moribond.

Des blessures ouvertes portons
qui jaillissent sous notre veste.
Nous augmentons l’infini
D’une chanson, mystère céleste.

 

 

La caravelle

Sur la commode, la caravelle,
Depuis toujours elle est ici.
Elle se prépare pour le départ.
Je la vois tout à coup grandie.

Son emblème est une citadelle
Entre les bras de deux lions,
Un bouclier au champ blanc rouge,
Et une croix juste à côté d’eux.

A la proue, elle porte, taché d’or,
Oblong dans l’air, magique symbole,
Béante bouche de dragon mort,
Pour affronter tempêtes, l’idole.

Elle a la jointure rouillée
Par ses arrêts en ports minables.
Maintenant le gouvernail est prêt
Pour le départ elle laisse le câble.

Comme les seins d’une fille vierge
Prises par le vent salé, amer,
Les voiles se gonflent dans le mât
D’un sain désir de large de mer.

De ce rivage de l’attente,
Battu par des vagues monotones
On quitte le rêve triste pour atteindre –
Le bleu serein comme un éon.

Un ciel sans nulle trace d’une ombre
de nouveau à nos yeux surgit.
Un ciel parfait, comme il doit être,
A peine à la fin, nous sourit.

On vit pour comprendre le tout
et où un jour on s’y perdra.
Un Dieu profond, profond et bleu,
c’est la mer qui nous engloutira.

 

L’oiseau saint

                               Incarné en or par le sculpteur C. Brancusi

Dans le vent par personne levé
hiératique l’Orion te bénit
larmoyant au dessus de toi
sa haute et sainte géométrie.

Tu as vécu jadis sur des fonds de mer
et le feu solaire tu l’évitas de près.
Dans des forêts flottantes longuement tu as crié
à la surface des eaux, les premières qui fussent nées.

Oiseau es-tu ? Ou cloche qui court le monde ?
un être qu’on dirait, calice, en quelque sorte,
chant d’or volant en rond
sur notre effroi de toutes ces énigmes mortes.

Comme dans les mythes, durant dans des ténèbres
tu joues d’une flûte imaginaire de vent
à tous ceux qui boivent leur sommeil
sous la terre, de noirs coquelicots ardents.

Phosphore desquamé d’anciens ossements
nous paraît la lumière de tes yeux verts de soie.
En écoutant des révélations sans mots
sous l’herbe du ciel le vol tu le perdras.

De l’éther de tes midis voûtés
tu devines tous les mystères en profondeur.
Soulève-les sans cesse
mais ce que tu vois, ne nous le cache jamais.

 

 

 

Poèmes de Nicolae Labis (1935 - 1956)

Traduction: Antonia Iliescu

 

  Sadoveniene
 
(fragments)

J’étais dans une forêt étonnamment vivante
Forêt qui gémissait des murmures étouffés
Mais la forêt sous le pas de l’hiver argenté
Avec sa voix éteinte me l’a rappelé.

Les eaux sous toiles de glace, délicates dentelles,
Se glissent vers la vallée sous le gravier tréfonds
Et dans la lumière sobre, en ramassant leurs ailes,
Elles unissent leurs voix dans un chœur profond.

De grands oiseaux  survolent en cercle, leur festin
Un charme de conte de fées s’éparpille sous le ciel
La neige est fine et chaude et molle comme le regain
L’horizon froid luit d’un blanc éternel.

Le vent dans leurs ramures, à perdre leur haleine
Les cerfs déchaînés sur le fragile verglas
Volent impétueux  dans la forêt roumaine
Et il pose doucement dans cet hiver son pas.

Des bûches crépitent dans l’âtre, des tomes sur l’étagère
Rêvent de leur existence fermée entre les feuilles
Les doux murmures du vent remplissent à fond les vers
Entrent par la fenêtre le lac et ses merveilles

Il est devant moi, les cheveux flammes de neige
Les yeux pleins de brouillard et pleins d'éclaircies
Une blanche floraison de cerisiers en cortège
L’étincelle d’un horizon infini.

 

 

 

Poèmes de Octavian Goga (1881 - 1938)

Traduction: Antonia Iliescu

 

    Je connais un mythe

        Je connais un vieux mythe oublié
        Avec un ménestrel errant
        Qui tour à tour a accordé
        Devant la porte de tout vivant
        Sa lyre, sa voix, les cordes pleurant
        Leurs larmes dans un chant déchirant.

        De sa fugue se sont élevées
        Ardeurs et vagues scintillant
        Les hommes se regardaient figés
        Les femmes s’arrêtaient en chemin,
        Un monde entier a lié
        Ses pleurs à son chant écœurant.

       Chantant dans la forêt de sapins
       Voyageur sur larges de terre
       Ainsi s’éparpilla lentement,
       Comme une feuille sous le vent, amère :
       Ce ne fut pas son rêve errant,
       Les maux des autres le brisèrent.

       Un peuple suivait ses traces 
       Et d’une douce façon  priait:
      - Parle nous de nos amours
      Et de tout ce qui ronge nos âmes,
      Errant poète exilé,
      Tes récits sont pleurs et flammes.

      Et lui, en les écoutant,
      Réfléchit et il comprit
      Qu’à tout jamais en chantant
      Sa douleur l’avait conduit
      Et dans son sauvage élan
      Pleuraient d’autres  nostalgies…

      C’est alors qu’il arriva…
      - Continuer ? Ça vaut la peine ?
      Que sa tristesse larmoya
      Devant cette foule au coeur vain
      Où personne ne le comprend.